
Le 3 juin, une foule chassait des agents fédéraux qui procédaient à une descente dans une taqueria de Minneapolis. Le 4 juin, des affrontements éclataient contre des agents de l’ICE [Immigration and Customs Enforcement] lors de raids à Chicago et à Grand Rapids. Et c’est à Los Angeles deux jours plus tard, que la ville s’est embrasée en réaction à une énième rafle de sans-papiers. Les affrontements, d’abord sporadiques, se sont ensuite étendus au reste de la mégalopole californienne. Ils sont encore en cours. Dans le récit qui suit, des participants racontent comment les habitants se sont organisés pour empêcher autant qu’ils le peuvent la police fédérale de kidnapper des gens de leur communauté.
Tom Homan, le « tsar des frontières » de Donald Trump, vient d’annoncer qu’il allait riposter en envoyant la Garde nationale à Los Angeles. Si la situation se propage dans le pays, nous pourrions assister à un mouvement qui s’annonce comme la suite directe du soulèvement suivant la mort de George Floyd en 2020. En arrêtant David Huerta, président de la section californienne du syndicat des employés de service (SEIU) en marge d’une descente contre les habitants de Los Angeles, l’ICE et les diverses agences fédérales venues en renfort ont fortement attisé les tensions dans la ville au moment même où la révolte s’amorce.
Bien que l’administration Trump ait commencé par s’attaquer aux immigrés - avec ou sans papiers – il ne s’agit que d’une première étape vers l’établissement d’une autocratie. Le pouvoir fédéral s’en prend d’abord aux immigrés, les considérant comme la cible la plus vulnérable, mais leur objectif global est d’habituer la population à la passivité face à la violence brutale de l’État, en brisant les liens fondamentaux de solidarité reliant les communautés humaines.
Aussi, il doit être clair pour tout le monde, même pour les centristes les plus modérés, que l’issue du conflit qui s’intensifie actuellement déterminera les perspectives de toutes les autres cibles que Trump a alignées dans son programme, de l’université d’Harvard au pouvoir d’achat des américains.

Premier Acte, midi
Sur les réseaux sociaux, la nouvelle s’est rapidement répandue : l’ICE mène des descentes dans plusieurs endroits du centre-ville de Los Angeles, de Highland Park et de MacArthur Park. Les agents avaient commencé à perquisitionner un bâtiment dans le marché aux fleurs1 lorsqu’une foule les a spontanément piégés à l’intérieur. Toutes les entrées et sorties du bâtiment ont été bloquées par la foule, de manière à ce que les agents ne puissent plus en ressortir. Alors qu’ils avaient déjà interpelé de nombreuses personnes, les agents fédéraux ne s’attendaient pas à ce qu’une horde de 50 à 100 « angelinos » les prenne au piège.
Les agents s’imaginaient pouvoir rafler des personnes au hasard en plein milieu de Los Angeles sans que les gens du quartier ne réagissent. De toute évidence, ils se sont trompés.
Parmi les six lieux qu’ils ont visé ce matin-là, celui-ci se trouvait dans la zone la plus densément peuplée, à quelques rues du quartier de Skid Row et à quelques pas de celui de Piñata [Ndt : deux quartiers populaires, principalement habités par une population immigrée ou issue de l’immigration latino-américaine].
Alors que de nombreuses personnes s’agrégeaient devant l’entrée pour empêcher l’ICE de quitter le bâtiment, les agents fédéraux pris au dépourvu ont commencé à chercher une manière de s’extraire de se guêpier. Devant les portes et les grilles du bâtiment, des familles en pleurs angoissaient à l’idée de ce qui allait advenir pour leurs proches qui venaient de se faire rafler.
C’est ainsi que le gouvernement fédéral a déclaré la guerre à Los Angeles.

L’ICE a rapidement dépêché un camion blindé, une trentaine de policiers ainsi qu’une flottille de vans. L’entrée qu’ils souhaitaient emprunter étant bloquée par un camion sono du SEIU [Ndt : le syndicat international des employés des services], la police a menacé de saisir le véhicule. Les syndicalistes ont obtempéré et déplacé leur véhicule tout en conseillant à la foule, avec leur sono, de ne pas bloquer la route et de rester sur les trottoirs. Une moitié de la foule a suivi leur consigne, l’autre non. Cela suffit néanmoins à permettre au camion blindé et aux véhicules de l’ICE de rejoindre la porte d’entrée.
Les agents fédéraux en tenue anti-émeute ont alors essayé de dégager toutes les personnes qui bloquaient encore l’entrée. Le petit groupe qui avait refusé de partir a tenu le terrain, secouant les boucliers des policiers et moquant d’eux. Des agents du FBI, visiblement ébranlés par la résistance de ce groupe ameuté en l’espace d’un quart d’heure, se sont alors mis, dans un élan de désespoir, à jeter des grenades lacrymogènes au milieu de la foule. Tout le monde criait et haranguait ces mercenaires fascistes. La foule se débattait, hurlait contre les mercenaires fascistes en essayant de tenir la ligne. Dans la confusion, les agents sont parvenus à se frayer un passage et leurs camionnettes ont finalement pu passer la porte.
Les fédéraux ont alors fait monter les travailleurs détenus dans leurs véhicules et ont tenté une sortie. La foule a alors essayé de les arrêter, mais le FBI est intervenu par la force en interpelant des manifestants et tirant des balles de caoutchouc et des lacrymogènes sur l’attroupement. Une des camionnettes de l’ICE, dans sa fuite précipitée, a renversé le président du SEIU. Blessé, il a alors été interpelé.
L’ambiance est alors encore montée d’un cran et la foule a commencé à tirer des feux d’artifices et à jeter tout ce qui lui tombait sous la main sur les agents du FBI. Leur réponse fut immédiate : barrage de grenades de désencerclement, flashball et lacrymogènes.
Alors que l’émeute se poursuivait, quelques personnes ont suivi les fourgons de l’ICE jusqu’à l’aéroport de Burbank. Sur place, les agents fédéraux auraient déclaré à la compagnie aérienne transporter une équipe de hockey. Malgré de nombreuses recherches, personne ne sait où les détenus ont été envoyés.
D’autres ont été transportés au MDC [Metro Detention Center, l’équivalent des CRA aux États-Unis], où des centaines de personnes arrêtées lors des raids de ces derniers mois sont toujours incarcérées sans jugement. C’est là que s’était déroulé le campement « abolish ICE » en 2017, qui avait duré 60 jours.

Deuxième Acte, 16h
Quelques heures après la première émeute, des centaines de personnes se rassemblent devant le Metropolitan Detention Center pour des prises de parole, auxquelles participent l’Union Del Barrio, le SEIU et la CHIR de Los Angeles [Coalition pour les droits humains des immigrés]. Rapidement, une bagarre éclate entre le service d’ordre et la foule. Les militants des organisations finissent par partir pendant que la foule reste sur place, ingouvernable. Des tags fleurissent sur les murs, des vitrines sont brisées et du mobilier urbain est cassé. Un manifestant qui avait apporté une masse, casse les piliers en béton pour constituer un stock de projectiles à jeter contre la police, un autre monte une barricade avec une chaise de bureau, pendant qu’un troisième amuse la foule en costume de dinosaure.
Les autorités fédérales se sont alors défoulées en tirant tout ce qu’elles pouvaient sur la foule. Les manifestants se retrouvent alors noyés dans le gaz lacrymogène à plusieurs reprises, mais ils renvoient les grenades à leurs envoyeurs ou s’en défendent en les neutralisant à l’aide de glace, d’eau ou de cônes de signalisation, comme au Chili. Pendant ce temps des « streamers » de droite qui tentaient d’approcher se font repérer et virer de la zone.
La situation devenant hors de contrôle, les fédéraux ont dû appeler la police locale à la rescousse. Si la maire de Los Angeles, Karen Bass, s’est déclarée « consternée » par la présence de l’ICE à Los Angeles, elle néanmoins mobilisé sa police en grand nombre pour soutenir les fédéraux. Puis un hélicoptère volant à basse altitude est apparu pour menacer les émeutiers d’arrestation et ordonner leur dispersion tandis que les policiers de Los Angeles repoussaient péniblement les manifestants du MDC. Il fallut quatre ou cinq heures pour faire partir la foule déterminée et festive de la zone.

Troisième Acte, 22h
Un message a circulé selon lequel l’ICE avait été repérée à proximité de Chinatown (plus tard, il s’est avéré qu’ils prévoyaient d’utiliser un parking pour une conférence de presse de Thomas Homan, le « tsar de la frontière » de Trump, à 7 heures le lendemain matin). Des centaines de personnes ont alors afflué, braquant des lampes torches dans les yeux des agents fédéraux, hurlant des chants et des insultes. Même si les manifestants étaient fatigués, les hostilités ayant commencé dans la matinée, la ferveur ne faiblissait pas, attirant les passants et les fans des Dodgers qui se joignaient progressivement à l’attroupement. La foule ayant bloqué la rue une fois de plus, la tension a rapidement monté. Cette fois-ci, le LAPD n’était pas présent, les agents fédéraux ont tenté de disperser les manifestants eux-mêmes en faisant usage d’un LRAD [un canon à ondes sonores].
Des participants au rassemblement, se jouant des efforts vains des fédéraux, ont alors pris à partie un véhicule blindé de l’ICE, cassant ses vitres, taguant ses portes avec le slogan « FUCK ICE » avant de sauter sur son toit et son capot. Les voitures autopilotées de l’agence fédérale ont également été attaqués et ses caméras peintes à la bombe. Aucune organisation n’était présente sur place à l’exception du fort contingent du syndicat des locataires de Los Angeles ayant assisté à toutes les actions de la journée.

Les agents fédéraux ont alors pris la décision d’évacuer le parking, trop difficile à tenir. La foule, saisissant l’occasion inespérée d’une retraite désordonnée, tirait une multitude de mortiers, de pierres, des bouteilles et, on ne sait trop comment, d’assiettes en céramique. Le FBI s’est défendu grâce à quelques grenades de désencerclement et autres gazeuses à main, mais le moral de ceux qui leur tenaient tête est resté au beau fixe. L’émeute s’est alors déchainée sur les véhicules de l’ICE laissés derrière. À ce moment-là, les agents ont pris la fuite, sentant la situation leur échapper. Une célébration a commencé dans la rue. D’autres feux d’artifice ont été tirés dans une atmosphère de liesse. La fête dura quelques minutes dans les rues maintenant libérées avant que les manifestants ne rentrent chez eux, réconfortés par cette petite victoire dans le climat déshumanisant et cruel des États-Unis. Ce jour-là, Los Angeles a vaincu l’ICE.

Thanks to lundi.am for the translation.
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Le Flower District est un quartier de Los Angeles où sont regroupés tous les grossistes de fleurs. ↩